Même si le Hamas est interdit en Jordanie depuis 1999, le mouvement jouit d’une forte popularité dans le royaume hachémite depuis le 7 Octobre. En témoignent les manifestations récurrentes à Amman. Ce soutien pour le mouvement palestinien émanant des Frères musulmans pourrait renforcer son cousin jordanien et inquiéter le pouvoir, qui ne manque pas de le surveiller.
Le 17 mai, des centaines de Jordaniens ont manifesté à Amman, en soutien au Hamas, en guerre avec Israël. © Célestin de Séguier
Devant la Grande mosquée Husseini au centre d’Amman, des centaines de croyants prient. Sur le béton, à côté de leurs genoux, des pancartes « Rafah : arrêtez la guerre ». À la fin de l’office du vendredi 17 mai, l’imam adresse une prière pour les morts de Gaza. Le camion avec la tribune est prêt, les enceintes sont déjà en place. À peine la prière terminée, la manifestation s’élance : « Dieu est grand ; Remercions Dieu pour le Hamas ; Remercions-le qu’il se batte contre Israël. » Dans le cortège, les signes de la branche palestinienne des Frères musulmans sont visibles partout aux côtés du drapeau palestinien : bandeaux verts, drapeaux du Hamas, casquettes avec l’inscription « Déluge d’Al-Aqsa », le nom de l’attaque du 7 octobre 2023.
Les orateurs se relaient, tous proches du Front d’action islamique (FAI), parti jordanien des Frères musulmans. Sur fond de références religieuses, ils affirment aussi leur soutien aux chefs du Hamas. Ils demandent l’annulation du traité de paix israélo-jordanien de 1994 qui établit des relations diplomatiques et commerciales entre les deux pays. Les manifestants sont plus frileux pour critiquer le pouvoir jordanien. Tous les slogans sont soit dirigés contre les États-Unis et Israël, soit louent le Hamas. Le mouvement palestinien a eu pendant des années son siège en Jordanie. Son dirigeant y a été la cible d’une tentative d’assassinat israélienne en 1997. En 1999 son bureau d’Amman est fermé par le pouvoir et ses dirigeants sont exclus du pays.
Premier parti d’opposition
Si les islamistes du FAI peuvent donner le ton dans une manifestation de 750 personnes, c’est qu’ils ont de l’influence dans le pays. C’est la seule organisation structurée, avec des militants, capable de mobiliser une importante base électorale dans cette monarchie parlementaire, plus monarchie que parlementaire. Ahmed Saleh Albis était dans la manifestation : « C’est le minimum que l’on puisse faire. » Quinquagénaire, patron d’une usine d’engrais, il est un électeur régulier du Front. « Ils sont les plus honnêtes, je vois leurs actions sur le terrain. Au parlement, ils interviennent, ne se laissent pas faire. Les autres députés font juste ce que le gouvernement leur dit. »
Le FAI mobilise même au-delà de son camp. Athée, « marxiste-léniniste », Abdallah Salameh n’hésite pas à s’identifier au combat du Hamas contre Israël. « Chaque fusil pointé contre l’occupation est dans mon camp. » En Jordanie, son parti d’inspiration communiste organise les manifestations avec le FAI, quitte à taire ses convictions. « Dans le mouvement de solidarité, ce n’est pas le moment de défendre mes idées progressistes. On va aux manifestations et on fait ce qu’on a à faire. »
« Ils savent que le gouvernement les regarde »
Alors que les Frères musulmans étaient plutôt en perte de vitesse, ils pourraient aujourd’hui capter une partie de la solidarité des Jordaniens avec le Hamas. « Ils retrouvent un peu du poil de la bête mais ils savent que le gouvernement les regarde », explique Jalal Al Husseini, chercheur associé à l’Institut français du Proche-Orient, basé à Amman.
« La seule ressource en Jordanie, c’est la stabilité », affirme l’universitaire. Le pays dépend du soutien américain et européen. Pour ces puissances, la Jordanie représente un partenaire fiable dans la région, quelque 3 000 soldats américains y sont stationnés. En 2022, le montant des aides internationales représentait 4,4 milliards de dollars, environ un tiers du budget de l’État.
En mars, les forces de l’ordre hachémites ont saisi des fusils d’assaut, des explosifs et des roquettes destinées à une cellule jordanienne proche du Hamas, selon Reuters. Des membres des Frères musulmans jordaniens ont été arrêtés avec des armes ; la direction du mouvement réfute les soutenir. Le pouvoir royal peut redouter l’influence des Frères musulmans dans le pays pour sa stabilité, d’autant que les élections législatives du 10 septembre 2024 représentent une occasion pour eux de montrer leur importance.
Réforme du système électoral favorable
Pendant des décennies, les Frères musulmans étaient les alliés du pouvoir royal pour combattre les partis soutenus par l’URSS. Depuis la victoire des islamistes aux élections de 1989 – les premières après la loi martiale – le mode de scrutin favorise largement les élus indépendants au détriment des partis. Encore aujourd’hui, c’est un réflexe pour beaucoup de voter pour un cousin, un voisin, quelqu’un de sa tribu. En échange, les électeurs attendent des élus qu’ils les aident dans la vie de tous les jours. C’est le cas de Samia : la chômeuse de 29 ans votera « pour quelqu’un qui le mérite, qui pourra m’aider avec les factures d’électricité par exemple ».
En 2022, le pouvoir royal nomme une commission pour moderniser la vie démocratique. Pression des puissances occidentales, volonté de réduire l’influence des tribus ou de pouvoir compter sur des partis pour encadrer la vie politique : l’assemblée issue du vote de septembre doit comporter au moins un tiers de représentants d’organisations politiques.
De nouveaux partis proches du pouvoir émergent alors, d’inspiration islamiste à centriste, ils existent pour capter une partie de ces sièges. L’électeur du FAI Ahmed Saleh Albis ne se fait pas d’illusion sur le résultat, « notre parti prendra des sièges, mais le gouvernement s’arrange pour qu’on en ait un nombre acceptable, pas plus ».
Israël, sujet de la campagne
Le FAI a plusieurs fois boycotté les élections. Aujourd’hui encore, le parti ne s’attend pas à ce qu’elles soient totalement libres. Il s’y présentera quand même. Zaki Beni Rsheid, ancien numéro deux du Front, sera un des candidats. En 2015, il est condamné à 18 mois de prison au motif d’avoir « perturbé les relations de la Jordanie avec un État étranger ». Il avait critiqué les Émirats arabes unis, alliés du pouvoir dans la région.
Dans la campagne de Zaki Beni Rsheid, Israël sera un des principaux sujets de discussion. « Le projet sioniste constitue une menace pour notre pays. Ils veulent y déplacer les Palestiniens. Mon parti soutient les droits du peuple palestinien à la libération, à l'indépendance et au retour des réfugiés », déclare le politicien depuis les bureaux de son avocat, dans un quartier riche d’Amman. Le sexagénaire en costume et chemise sans cravate compte aussi sur le nouveau système électoral pour remporter plus de sièges que lors des dernières élections : « Il s'agit de la première étape de la transformation démocratique. Si le vote est exempt de fraude, nous aurons une nouvelle scène parlementaire. C'est pourquoi les élections revêtent une importance particulière. »
Adélie Aubaret
Max Donzé
Les Frères musulmans, vestige de la lutte contre l’URSS
Aux premières élections libres du pays, en 1956, la gauche fait une percée ; le pouvoir royal et les Etats-Unis craignent l’influence soviétique. Le parlement est dissous, la loi martiale est déclarée et les partis interdits. « Nous voulons que ce pays soit inaccessible à la propagande communiste et aux théories bolchéviques », déclare le roi dans un discours.
La Société des Frères musulmans apparaît alors comme un débouché acceptable à l’expression politique, pour contrer les organisations soutenues par l’URSS. Fondé en Égypte en 1928 et présent dans tous les pays arabes, le mouvement islamiste continue de gérer ses écoles et ses hôpitaux. Ils fournissent aussi de nombreux ministres de l’éducation.
Vient 1989, l’URSS n’est plus une menace pour la “stabilité régionale” et le pays connaît une forte contestation sur fond de mesures d’austérité. Le pouvoir décide de tenir des élections. Après trois décennies d’interdiction, les organisations de gauche n’ont plus que la peau sur les os. Ne restent que les islamistes.
Ils deviennent donc la principale force d’opposition. Les menaces de “déstabilisation” ne viennent plus de la gauche mais des religieux. Le pouvoir riposte avec une nouvelle loi électorale. Basée sur le système “un homme, une voix”, elle favorise les élus “indépendants”, acquis au pouvoir, élus le plus souvent par solidarité tribale.