Monument du football jordanien et ambassadeur de l’identité palestinienne, le club d’Al-Wehdat, basé à Amman, vit une saison 2023-2024 tourmentée. Entre boycott des fans et guerre à Gaza, émerge une nouvelle écurie aux moyens démesurés.
Al-Wehdat, club de football des Palestiniens de Jordanie, vit une saison compliquée. © Baptiste Huguet
Stade international d’Amman, le 19 mai. Pour leur dernier match de la saison, les footballeurs d’Al-Wehdat (« unité » en arabe) remportent une large victoire devant Sahab (6-2). Mais dans les tribunes de ce stade de 25 000 places, le plus grand du pays, seules quelques dizaines de supporters s'inquiètent, sans entrain, du sort de la partie. Les frappes sèches et les occasions de buts sont accompagnées d’un silence pesant. Troisième du classement, l’équipe ne pouvait plus remporter le titre national et n’avait donc plus rien à espérer de cette ultime rencontre. L’origine de la désertion des milliers de fadas du club est pourtant moins d’ordre sportif que politique.
Les prémices du divorce remontent au 24 octobre, quelques semaines après l’attaque du Hamas et le début de la guerre. Ce soir-là, la Coupe d’Asie est au menu avec la réception des Irakiens d’Al-Kahrabaa SC. Pris aux tripes par les bombardements sur Gaza, les ultras des Géants verts, le surnom des joueurs d’Al-Wehdat, déploient des banderoles de soutien à leurs « frères » palestiniens. Cette prise de position est condamnée par la Confédération asiatique de football, qui prohibe tous messages « à caractère politique ». Une amende de 10 000 dollars (9 200 euros), est infligée à Al-Wehdat, avant d’être réduite à 2 000 dollars, en appel, le 27 mars.
Pour protester contre cette sanction, les supporters boudent leur virage : « La défaite contre nos ennemis jurés d’Al-Faisaly, quatre jours plus tard, a achevé le moral des fans », soutient Mahmoud Ayach, le leader d’un des mouvements de supporters et créateur d’un compte Instagram à la gloire de l’équipe, suivi par 52 000 personnes. Al-Faisaly est l’autre grand club d’Amman : le plus populaire et le plus titré de Jordanie. Une longue histoire empreinte de violence parasite les matchs entre Al-Wehdat et Al-Faisaly, qui incarnent la rivalité entre Palestiniens réfugiés et Jordaniens natifs.
L’identité palestinienne comme raison d’être
La création du Al-Wehdat SC va de pair avec le destin des réfugiés palestiniens d’Amman. En 1956, ils abandonnent leurs tentes et construisent des maisons en pierre dans leur camp d’Al-Wehdat, au sud d’Amman. Le club de football voit le jour dans la foulée. Depuis, l’écrasante majorité des acteurs du club, du comité directeur aux joueurs, en passant par les fans, sont des Jordaniens d’origine palestinienne. D’abord médiocre, l’équipe en vert roule désormais sur le football national depuis quarante ans, et ne cesse d’agrandir son armoire à trophées lourde de 53 titres.
Depuis les bombardements sur Gaza, la solidarité avec la population de l’enclave palestinienne s’exprime bien au-delà des tribunes. Pendant le ramadan, 33 projets ont été menés par l’association de supporters, le Group Wehdat. Aide financière, envoi de repas ou de produits d’hygiène, le soutien des fans a pris de multiples formes. Des gamelles géantes de nourriture et des kilos de colis sont affichés sur les réseaux sociaux avec, en toile de fond, des fans en train de mettre la main à la pâte. Sur son canal Instagram, l’ultra Mahmoud Ayach destine davantage ses prières au peuple palestinien qu’à son équipe de foot favorite.
Les dirigeants du géant ammanien ont aussi apporté leur pierre à l’édifice, indépendamment des actions des supporters. Le 24 octobre, Al-Wehdat utilisait les recettes de son dernier match pour soutenir la bande de Gaza. Directeur sportif de l’équipe depuis 2008, Ziad Chalabayé est l’un des garants de cet héritage. « Je suis né dans le camp de réfugiés d’Al-Wehdat. Mes parents sont arrivés de Palestine en 1948, suite à la Nakba », expose le sexagénaire, qui a occupé différentes fonctions au sein du club depuis un demi-siècle.
L’identité d’Al-Wehdat est aussi la clef de voûte de sa réussite sportive. Moins riches qu’Al-Faisaly, les Géants verts jouent la carte de leurs racines pour attirer les meilleurs footballeurs jordaniens d’origine palestinienne. Ce lien indélébile se matérialise par les spécificités du maillot d’Al-Wehdat : un camp de réfugiés sur le ventre, le dôme du Rocher de Jérusalem en haut du logo, la carte de la Palestine au niveau du cœur, ou encore une clef symbolisant le droit au retour des exilés dans le dos.
« Le football, c’est l’argent mais c’est aussi l’histoire »
La tunique d’Al-Wehdat reprend à son compte des symboles forts de l’identité palestinienne. © Baptiste Huguet
Mais alors que certains politiques jordaniens montaient au créneau pour défendre la rencontre, la direction d’Al-Wehdat a confirmé la participation de l’équipe. Une décision qui a d’abord créé des remous, puisque six dirigeants ont posé leur démission, avant de se raviser sous la pression du président d’Al-Wehdat, Bachar Al-Hawamdeh. Relégué sur la troisième marche du podium derrière son ennemi juré d’Amman, Al-Faisaly, Al-Wehdat a pâti de ces enjeux extra-sportifs. D’autant que cette saison a été marquée par l'éclosion d’un nouveau concurrent : Al-Hussein.
Basée à Irbid, la deuxième ville de Jordanie, cette écurie dirigée par un ancien cadre d’Al-Faisaly a remporté le championnat grâce à de nombreux investissements. Seize recrues ont été enregistrées à l’intersaison, dont deux joueurs brésiliens. Un fait rare dans le championnat semi-professionnel jordanien, puisqu’Al-Hussein a dépensé près d’un million de dinars (1,3 million d’euros) alors que remporter le championnat ne permet d’en empocher que 60 000. « Nous sommes le meilleur club du pays ces vingt dernières années. Sans nous et Al-Faisaly, il n’y a pas de football en Jordanie. Le football, c’est l’argent mais c’est aussi l’histoire », dédramatise le directeur sportif à Al-Wehdat, Ziad Shalabayé.
Selon Rafat Ali, l’entraîneur du club et ancien international jordanien (45 sélections), Al-Wehdat devra « tout de même prendre les mesures nécessaires » ces prochains mois, pour ne pas se laisser distancer. Surnommé l’Artiste ou encore Picasso, il est une légende du club avec 332 matchs joués sous les couleurs vertes entre 1993 et 2014 pour 88 buts marqués. Rafat Ali, figure populaire, incarne une stabilité perdue depuis le début de saison : « Déjà en tant que joueur, et maintenant comme entraîneur, j’essaie de remporter chaque match, chaque trophée, pour donner du bonheur aux supporters. » Malgré la tempête, le navire Al-Wehdat peut compter sur son capitaine pour continuer à voguer en haute mer.
Aseel Bassam
Baptiste Huguet
Rafat Ali a pris la casquette de coach d’Al-Wehdat au mois de mars. © Baptiste Huguet
Rafat Ali, entraîneur et star du club : « Avant la guerre à Gaza, le stade était toujours plein »
Club des Palestiniens de Jordanie, Al-Wehdat vit une saison difficile, entre le boycott de ses fans et des résultats en dents de scie. Une situation qui l’a contraint à faire appel aux services de Rafat Ali, légende du club, à la tête de l’équipe. Parti d’Al-Wehdat, club emblématique d’Amman, en 2014, après deux décennies passées comme milieu de terrain de l’équipe première, Rafat Ali est revenu au club en mars dernier avec la casquette d’entraîneur. Meilleur joueur de l’histoire des « Géants verts », l’ancien international jordanien (45 sélections, 13 buts), s’est confié. Il évoque son glorieux passé de joueur et les difficultés traversées par l’équipe phare des Palestiniens de Jordanie cette saison. Entretien.
Que représente Al-Wehdat dans votre vie ?
L’amour pour ce club a grandi avec moi. C’est une famille à laquelle j’appartiens depuis mon enfance. Al-Wehdat est un club vraiment particulier, même si beaucoup se revendiquent comme tel. La plupart de nos fans ont quitté la Palestine et se retrouvent dans la pauvreté en Jordanie. Nous essayons de donner du bonheur à ces personnes en situation de grande précarité dans leur vie quotidienne.
Vous avez porté les couleurs de l’équipe première pendant vingt-et-un ans, comment analysez-vous ce parcours ?
Je suis sans doute le joueur qui a été le plus titré, non seulement dans toute l’histoire du club d’Al-Wehdat [il a remporté dix fois le championnat national, NDLR], mais aussi dans celle du football jordanien. J’ai remporté tous les trophées possibles, à savoir le championnat, la coupe de Jordanie, la coupe de la ligue et la supercoupe. Ma plus grande fierté est d’avoir réussi tout cela pour les fans qui m’ont toujours donné tout leur amour. J’entretiens une relation spéciale avec eux. On s’est beaucoup apporté mutuellement.
Quel est votre meilleur souvenir durant toutes ces années à Al-Wehdat ?
Tous les matchs que nous avons gagnés et tous les trophées que nous avons fêtés. Bien sûr, avoir remporté le championnat cinq fois de suite, de 1994 à 1998, est une chose extrêmement difficile à réaliser. Sur le plan personnel, j’ai marqué trois années de suite contre Al-Faisaly [le grand rival d’Al-Wehdat soutenu par les Jordaniens natifs], qui est presque notre ennemi mortel. Cela constitue une belle fierté.
Comment l’équipe vit-elle avec la guerre à Gaza ?
La guerre a un impact énorme sur Al-Wehdat. Sans elle, il n’y aurait pas de boycott des fans [les supporters protestent contre l'interdiction d’afficher des signes de soutien à Gaza]. Avant la guerre, on pouvait avoir un millier de supporters juste à l’entraînement et le stade était plein à tous les matchs. Ne plus pouvoir compter sur eux est le gros regret de cette fin de saison.
Al-Hussein a remporté le titre, comment analysez-vous cette saison 2023-2024 ?
Nous sommes la meilleure équipe de Jordanie sur les vingt dernières années. Nous avons eu de nombreux succès. Davantage que dans toute l’histoire du club et que n’importe quelle autre équipe du championnat, y compris Al-Faisaly. Nous sommes actuellement dans une situation difficile. Nous terminons l’une des pires saisons de l’histoire récente du club. Mais même dans ce terrible exercice, nous avons remporté la supercoupe en août en battant Al-Faisaly. Nous les avons dominés trois fois en quatre confrontations cette saison, ce qui n’est vraiment pas si mal.
Comment gagner de nouveau le championnat la saison prochaine ?
Nous avons eu des difficultés en début de saison. Pas mal d’erreurs ont été commises en dehors du terrain. Nous allons essayer de résoudre ces problèmes. Nous devons, par exemple, remédier à nos petits soucis financiers. Comme le dit notre directeur sportif, Ziad Chalabayeh : « le sport de haut niveau, c’est l’argent. » Lorsque nous aurons retrouvé une certaine forme de stabilité financière, nous pourrons envisager de gagner des trophées.